Évidemment ce titre sonne de manière provocante car, dans une famille de sang, on ne choisit pas ses frères.

Mais il est emprunté à Charles Baudelaire, qui critiquait toute fraternité universelle au motif qu’elle chassait, sous des dehors humanistes, toute fraternité réelle. Baudelaire avait pourtant dédié Les Fleurs du Mal à son « hypocrite lecteur », « semblable » et « frère » avant de dénoncer en 1864 dans un article consacré à l’anniversaire de la naissance de Shakespeare « toutes les stupidités propres à ce XIXe siècle, où nous avons le fatigant bonheur de vivre, et où chacun est, à ce qu’il paraît, privé du droit naturel de choisir ses frères ».
« Avec Baudelaire, on ne peut plus fraterniser que dans la solitude ».
« Sois mon frère ou je te tue !» C’est en ces termes que le grand moraliste Chamfort résumait l’esprit de la Révolution française. La Révolution annonçait en effet la fraternité universelle, et c’est le fratricide qui est venu.
Et voilà que les choses se reproduisent en 1848, entre les journées de Février et de Juin, ce qui a conduit Marx à prononcer sa condamnation à l’égard de la fraternité, « abolition imaginaire des rapports de classe » ne faisant que masquer donc renforcer la « guerre civile » véritable. À la fin du XXe siècle, Derrida se montre également circonspect vis-à-vis de cette notion mouvante de fraternité : Si l’on tient à la fraternité, suggère Derrida, il faudrait se débarrasser de la fraternité.
Et c’est bien vrai qu’on peut se demander, chez ceux qui prônent la fraternité universelle, mais qui la construisent à partir d’une fraternité élective, comment peut-on passer d’une fraternité de « cercle » à une fraternité humaniste ? En un mot, où se trouve, si elle existe, la limite du compas ?

Les francs-maçons pratiquent, au titre de la fraternité universelle, la bienfaisance, et c’est particulièrement vrai pour les rites anglais (dits « écossais ») dans les pays d’influence anglo-saxonne.
Si ce terme de « fraternité » était tombé en désuétude au cours des XIX° et XX° siècles, il semblerait bien qu’elle soit singulièrement de retour aujourd’hui.
Le pape François en appelle à la fraternité, régulièrement, et la France a proclamé le principe de fraternité, comme un principe de valeur constitutionnelle en 2018.
En effet, par décision du Conseil Constitutionnel du 06/07/2018 il est dit :
« 7. Aux termes de l’article 2 de la Constitution : “La devise de la République est “Liberté, Égalité, Fraternité”. La Constitution se réfère également, dans son préambule et dans son article 72-3, à l’ “idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité”. Il en ressort que la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle.
« 8. Il découle du principe de fraternité la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ».
Il résulte surtout de cette décision que rien en permet de définir la fraternité, entendue ici principalement comme un devoir de solidarité. La solidarité semble bien être devenue l’expression laïque de la fraternité.

Du côté plus obscur de la force, on voit les « Frères Musulmans » s’activer pour construire, dans nos pays occidentaux notamment, une Oumma, une communauté des musulmans, indépendamment de leur nationalité, de leurs liens sanguins et des pouvoirs politiques qui les gouvernent, hélas trop souvent reliée par des haines et des combats meurtriers. En Italie, le parti des « Fratelli d’Italia » (nom emprunté à l’Hymne Italien) vise à mobiliser les italiens autour d’une idée très défensive de « nation » italienne
Alexandre de Vitry est Maitre de Conférence à la Sorbonne et c’est un littéraire, un spécialiste de Charles Péguy, ce qu’il n’est pas indifférent de savoir pour aborder ce gros livre.
En exergue sur la 1° page une citation d’Armand Robin, un poète anarchiste, « On supprimera l’Amour au nom de la Fraternité. Puis on supprimera la fraternité », ce qui sonne comme un avertissement qu’on pourrait bien reprendre aujourd’hui : attention aux mots- valises et aux idées politiques qui charrient tout bonnement le contraire de de ce qu’elles veulent promouvoir.
Alexandre de Vitry nous alerte sur ces concepts flous et mouvants, qui semblent à priori rassembleurs mais qui, faute de trouver à se concrétiser (« il n’y a que des preuves d ’amour…), finissent au mieux aux objets perdus, au pire dans des bains de sang.
Il faut donc nécessairement et paradoxalement, admettre que la fraternité universelle n’est pas directement possible et qu’il est donc nécessaire de « choisir » ses frères.
Le livre est divisé en deux parties, d’abord « Une histoire conceptuelle de la fraternité » puis « Après la fraternité, la littérature » – où la littérature apparaît comme un relais pour raconter, expliciter, faire comprendre, un notion floue, peu définie, mouvante. Voilà pourquoi il était important de souligner qu’Alexandre de Vitry est un littéraire.
La fraternité est pour lui, non pas un concept, comme Liberté ou Egalite, mais une métaphore. Car comment l’appréhender?
La fraternité est-elle une notion biologique ou morale ? S’agit-il d’êtres nés des mêmes parents (frères de sang), ou élevés ensemble (frères de lait), ou liés par une expérience partagée (frères d’armes), ou encore soudés par une culture commune (frères de clan) ?
Qu’est ce qui relie la fraternité des moines, avec celle des corporations au Moyen-Âge, celle des mafieux, ou des frères d’armes ? On comprend bien que ces fraternités sont en fait des solidarités à l’intérieur de communautés circonscrites.
« Le mot latin frater venu du christianisme (la fraternitas chrétienne chez Tertullien) va irriguer la pensée révolutionnaire, jusqu'à se confondre parfois, avec celle de République. »
Mais voilà, « En 1848 comme en 1789, le premier symbole de la fraternité, c’est la garde nationale, qui incarne la fraternisation du peuple et de l’armée, synecdoque fondatrice de toute fraternité révolutionnaire, écrit-il.
C’est donc la guerre et la violence qui créent et renforcent une forme de fraternité d’armes. « Se trouver un frère, c’est encore désigner un non-frère ». C’est pourquoi, après la guerre, on ne se concentre plus sur la fraternité, mais surtout sur la « liberté ».
Ceci étant, c’est la « liberté » qui a aussi conduit à couvrir la France de prisons (on en voit l’expression concrète au pays de la liberté, les USA.) et l’« égalité » à multiplier les titres et décorations…
Pour les mordus de littérature, la seconde partie de l’ouvrage est consacrée à des exemples littéraires dont celui de Victor Hugo qui y a consacré un chef-d’œuvre fraternitaire Les Misérables, ce « livre ayant la fraternité pour base et le progrès pour cîme », comme l’écrit l’auteur à Lamartine le 24 juin 1862. La famille Thénardier est un exemple d’anti-fraternité mais Jean Valjean, le sans famille, le repris de justice, concentre à lui seul, tout l’esprit de la fraternité.
Il ne faut plus chercher la fraternité essentiellement dans la famille mais dans la société si l’on veut que celle-ci progresse…
Odile Grisver
Pour aller plus loin :
Une interview d'Alexandre de Vitry sur Radio J
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